Mode

 Abidjan dans la couture du monde : conversation avec Leslie Barbedette, fondatrice d’Hybride Studio

«Quand je suis revenue à Abidjan, tout a pris sens.» Leslie Barbedette

Abidjan est en train de coudre son nom sur la carte mondiale de la mode. Longtemps éclipsée par les capitales classiques du style, elle fait désormais entendre une voix neuve, puissante, locale et cosmopolite à la fois. Des figures comme Loza Maléombho, Olooh ou encore Hybride Studio dessinent une esthétique propre, nourrie d’archives, de souvenirs, de questions d’identité.

J’ai rencontré Leslie Barbedette, fondatrice d’Hybride Studio, une marque née entre Paris et Abidjan, entre tissu noir akan et silhouette sobre et moderne. Ensemble, on a parlé d’archives invisibles, de tailleurs de quartier, de mode éthique, de féminité hybride, et surtout d’une volonté : celle de faire d’Abidjan une ville de mode qui compte, sans jamais trahir ce qu’elle est.

© Kharis Djao

Peux-tu me raconter comment Hybride Studio a vraiment pris son envol ?

La marque existe depuis 2020, mais c’est en revenant en Côte d’Ivoire en 2023 que j’ai vraiment trouvé un sens à ma démarche créative. C’est passé par pas mal de recherches sur mon ethnie, les symboles, les tissus… Ça a changé tout mon processus de création. Ça a été également une manière pour moi de me réapproprier ma culture, tout en ayant un regard très extérieur, étant donné que je n’ai pas grandi ici.
En fait, à Abidjan, il y a aussi quelque chose de vraiment stimulant. Ne serait-ce que dans la rue, il y a beaucoup de couleurs, de formes… alors forcément, en tant qu’artiste, ça stimule la créativité

Et pourtant, Hybride Studio, au premier coup d’œil, on ne peut pas la relier à la Côte d’Ivoire. Tu détournes les codes, notamment avec ton travail sur le pagne noir.

C’est important pour moi de ne pas tomber dans une vision figée ou exotisante de la culture. Je suis partie du tissu noir Akan, souvent utilisé dans les cérémonies funéraires, chargé de symboles. C’est un textile qu’on ne regarde pas toujours avec douceur, alors qu’il est d’une richesse incroyable.

Mais je ne voulais pas de pagne coloré. Ce n’est pas moi. Je me suis toujours sentie à l’aise dans des tons plus neutres, plus profonds. J’ai donc choisi un tissu local, ancré, presque silencieux, pour construire des pièces contemporaines, sobres, que je peux porter à Paris comme à Abidjan.

Ce tissu, je l’ai déconstruit, réassemblé. Je l’ai travaillé comme une base, un support de narration. C’est ça, l’ADN d’Hybride Studio : faire du “fait ici” un label de qualité qui voyage, sans céder aux injonctions de l’exotisme.

© Kharis Djao

Tu travailles aussi avec des tailleurs de quartier, sur des pièces sur mesure. Est-ce une manière de réhabiliter des savoir-faire locaux souvent mis de côté ? Comment ça se passe ?

La première chose que j’ai voulu faire, dès que j’ai décidé de produire à Abidjan, c’était de trouver un bon tailleur, avec qui j’allais pouvoir collaborer et évoluer.

On entend souvent des histoires sur le fait que les tailleurs ne sont pas sérieux, ou ont toujours du retard… ça peut être assez vrai, mais je suis aussi persuadée que bien rémunérer les personnes avec qui je travaille les motive à donner le meilleur de leur travail. Jusqu’à aujourd’hui, je suis très contente du travail des tailleurs.

Je ne voulais pas juste « produire local », je voulais travailler avec les mains qui font vraiment la mode ici. Les tailleurs de quartier, ce sont des artistes. Ils ont une précision, une rapidité, une capacité d’adaptation qui m’impressionnent. Mais souvent, comme ils font partie de notre quotidien, on n’a pas assez conscience de cette richesse.

Moi, j’ai voulu leur donner un autre cadre, une autre lumière. On co-construit les pièces. Ils m’apprennent, je leur montre d’autres manières de monter une veste ou de penser une coupe. C’est un échange.

Et puis, il y a une part d’éthique dans cette manière de faire : produire peu, bien, sur commande.
Ça va à l’encontre du rythme effréné de la fast fashion. Ce que je cherche, c’est une production lente, enracinée, sensible.

On a aussi évoqué leur capacité d’adaptation …

Par exemple, pour la technique du smocks, normalement il faut une machine avec des aiguilles alignées. En France, un tailleur m’a dit que ce n’était pas faisable, il n’avait pas la machine. À Abidjan, j’en ai parlé à un tailleur, il m’a répondu : “Pas de souci, je vais le faire fil par fil.”
C’est cette capacité à proposer, à trouver des solutions, que je veux mettre en valeur.

© Le Jacobin Noir

Le fait de vouloir créer une communauté autour d’Hybride Studio, tu l’imagines comment ?

Ce serait sous forme de tournées, un peu partout : à Abidjan, à Paris, en Afrique du Sud, aux États-Unis. L’idée, ce serait d’organiser des événements privés, comme des showrooms très intimistes, bien pensés, bien curés. Parfois sous forme de dîner, pourquoi pas. L’important, c’est que ce soit un moment qui crée du lien, qui donne au client le sentiment d’être privilégié.

Et cette vision de la communauté, elle passe aussi par la manière dont tu travailles ici, non ?

Bien sûr, j’ai envie qu’Hybride Studio porte certaines valeurs, notamment dans la manière de considérer le savoir-faire des personnes ici. Souvent, les gens sont prêts à payer très cher pour des services en France ou ailleurs, mais dès qu’ils sont ici, tout de suite ça devient trop cher pour eux.

Pourtant, je trouve que la vie est plus coûteuse ici qu’en France. Alors, de manière logique, je ne vois pas pourquoi je paierais moins ici que là-bas. Tout le monde doit y trouver son compte, sinon ça ne marchera jamais.

Cette volonté de faire rayonner la mode d’ici, elle t’habite depuis longtemps ?

Complètement. Ici, on a des marchés remplis de tissus, on trouve du deadstock, des tissus d’Italie, de Turquie… On peut tout faire. Et surtout, il y a une vraie culture du style. Les gens sont toujours apprêtés, il y a une attention au paraître, à l’élégance. Alors pourquoi ne pas exporter ça ailleurs ? On porte bien des vêtements faits au Japon, au Portugal, en Espagne… Pourquoi pas des vêtements faits à Abidjan ?

Surtout, ici, je me sens chez moi. Tout comme en France, mais différemment. Et c’est ici que j’ai envie de construire quelque chose. L’idée que je fabrique à Abidjan, mais que je vends à Tokyo, à New York ou à Paris, pour moi, c’est ça la réussite.

Tu as donc envie que les vêtements Hybride Studio voyagent. Qu’est-ce que ça signifie pour toi ?

L’idée, c’est que j’ai beaucoup voyagé, j’avais aussi envie de voir mes amis, partout dans le monde, porter des vêtements faits en Côte d’Ivoire. Pas nécessairement du pagne, mais qu’on sache que c’est fabriqué ici, en Côte d’Ivoire. Qu’il y a un vrai savoir-faire, de la qualité.

Tu insistes beaucoup sur la possibilité de commander depuis l’étranger. C’est quelque chose que tu veux vraiment faire entrer dans les habitudes ?

Oui, carrément. L’envoi est super simple, mais il y a encore cette idée que pour avoir une pièce faite en Côte d’Ivoire, il faut forcément attendre qu’un proche fasse l’aller-retour. Pourtant, c’est aussi simple que de commander n’importe quel produit sur un site européen ou américain. Je veux que les gens se disent : « Je peux aller sur un site basé à Abidjan, commander une pièce, et me faire livrer chez moi, où que je sois. »

C’est le même prix qu’un envoi depuis les États-Unis en plus ?

Exactement. Quand on commande aux États-Unis, on paie ce genre de frais, et personne ne trouve ça bizarre. Pourquoi ça poserait problème avec la Côte d’Ivoire ou d’autres pays d’Afrique de l’Ouest ? Il faut juste que ça entre dans les mentalités.
C’est pour ça que je fais des stories pour expliquer que oui, vous pouvez commander depuis l’étranger, et que c’est rapide, c’est propre, c’est carré.

© Kharis Djao

Il y a l’envie de casser l’image de l’envoi “bancal”, un peu artisanal ?

Oui, parce que ce n’est plus la réalité. Je travaille avec des sociétés de transport pour les envois.Même ma mère, qui est ivoirienne, elle n’en revenait pas. Elle m’a commandé une robe pour un mariage, je lui ai déposé le colis un lundi après-midi. Le mercredi, la conciergerie à Paris l’appelait pour lui dire que le colis était arrivé. Et elle m’a dit : « Mais je n’ai jamais vu ça ! » Il y a plein de choses qui ont évolué ici, il faut juste qu’on commence à les exploiter et à les valoriser.

Tu as inscrit Hybride Studio en Côte d’Ivoire. C’était important pour toi que la marque soit vraiment ancrée ici ?

C’est venu naturellement. J’ai commencé à Paris, puis quand j’ai décidé de venir m’installer en Cote d’ivoire, je me suis dis que la marque prenait tout son sens ici. Ne serait-ce que dans la démarche et les valeurs que je veux partager avec la marque, j’ai trouvé des personnes ici qui ont les memes volontés.

C’est quelque chose qui te touche particulièrement ?

J’ai une vision du pays que je veux partager avec le monde. On connaît l’Abidjan by night, les soirées… mais culturellement, la Côte d’Ivoire a une vraie histoire. Et même en étant ivoirienne, j’en apprends tous les jours. J’ai simplement envie de partager ma vision de ce beau pays que je chéris tant.

Tu veux que les gens d’ici se sentent inclus dans l’histoire de la marque ?

Je veux que ça parle à tout le monde, et encore plus aux gens ici. Ça se fait petit à petit.

Aux États-Unis, par exemple, il y a une vraie soif de reconnexion. Une cliente me disait que, là-bas, les consommatrices se jettent sur les marques africaines parce qu’elles y voient une manière de renouer avec quelque chose de profond. Ce n’est pas juste une question de style, c’est identitaire.

Pourtant, sur le continent, il y a encore des freins. Beaucoup de clients locaux ont les moyens, mais préfèrent consommer à l’étranger. Ils ne considèrent pas encore les jeunes marques africaines comme des références de création.
Alors qu’à l’étranger, on voit ces mêmes créateurs reconnus, exposés, félicités.

Est-ce qu’il y a des marques ou des créateurs en Côte d’Ivoire que tu suis particulièrement, qui t’inspirent ?

Ce que je trouve vraiment intéressant ici, c’est la profondeur des recherches de certaines marques et de certains créateurs et créatrices. Par exemple à Paris, les jeunes marques ont une approche différente, qui peut etre moins axé sur la culture. Ici, j’ai l’impression qu’on raconte une histoire à travers nos créations plus connectée avec notre culture.

© Le Jacobin Noir

Tu sens que c’est une génération de créateurs qui contextualise vraiment ce qu’elle propose ?

Totalement ! Je pense qu’il y a des créateurs qui souhaitent vraiment apporter une dimension culturelle à leurs créations. Il y a tellement d’éléments sur lesquels on peut s’appuyer pour créer. On peut simplement partir de ce que l’on observe dans la rue, de la manière dont les gens ont coutume de s’habiller, et créer à partir de cela. Ou bien faire des recherches dans les archives sur un thème précis, puis construire une oeuvre à partir de là. Je pense qu’il y a, ici sur le continent, des créateurs qui ont véritablement la volonté de donner du sens à leurs projets artistiques.

Et au-delà des vêtements, il y a aussi un vrai savoir-faire sur les accessoires, les chaussures ?

J’ai découvert la marque Oloro pour les sandales. Et franchement, j’ai été bluffée. Les prix sont hyper accessibles pour de l’artisanal, et surtout c’est de la vraie qualité. J’ai une paire que je porte littéralement tous les jours, je ne fais pas du tout attention à mes affaires, et elles sont toujours intactes. Ça fait plus d’un an. Donc oui, on fait des choses solides ici, et surtout belles.

Pour finir, tu te sens appartenir à cette nouvelle génération de créateurs ivoiriens ?

Il y a une génération de créateurs qui a clairement ouvert la voie. Sans leur travail, je ne suis pas sûre que je me serais dit qu’il existait un mouvement, une vraie scène ici à Abidjan. En faisant mes recherches, j’ai découvert que la scène mode à Abidjan existe depuis très longtemps. Tout cela permet à notre génération de croire en nos projets et de passer à l’action. Ça nous montre que c’est possible, et que nous aussi, on a une histoire à raconter.

Les créations Hybride Studio sont à découvrir sur le site thehybridestudio.com, avec livraison dans le monde entier.

Un grand merci à Leslie pour cet échange passionnant autour de la mode en Côte d’Ivoire, entre héritage, créativité et engagement.

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